C’était en 2019 lors d’un podcast organisé par le cabinet de conseil Bain & Company. Horst Schulze, co-fondateur du groupe Ritz-Carlton, explique à quel point il est essentiel pour la réussite de son entreprise que chaque collaborateur soit investi du sens de sa mission. Pour appuyer son propos, il cite quelques exemples. Comme cet ouvrier qui descendit de son échelle alors qu’il était en train de réparer le toit pour aider des clients qui revenaient de leur excursion en ville les bras chargés de sacs. Ou les réceptionnistes des hôtels qui sont autorisés à prendre de manière unilatérale des décisions pouvant coûter au groupe jusqu’à 2 000 $ afin de compenser un client insatisfait.
Visiblement impressionné, le consultant de Bain lui demande toutefois si cette capacité du groupe à embarquer ses collaborateurs dans la poursuite de sa raison d’être n’est pas limitée à quelques contextes bien spécifiques. Il précise sa pensée en lui demandant quel sens le personnel responsable des chambres et de la buanderie peut bien trouver à son travail. Quelle place y a-t-il pour le sens lorsque l’on est avant tout préoccupé par l’idée de nourrir sa famille ?
C’est à ce moment qu’on imagine Shulze lever un sourcil tandis qu’il s’exclame : “Mais ce sont des êtres humains, pas des machines ! Nous avons tous besoin de trouver du sens dans nos vies et avoir le sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand que nous. Mettre de la nourriture sur la table chaque soir pour nourrir ses petits, c’est ce que fait une louve. C’est ce que fait un animal. Les êtres humains ont tous besoin d’autre chose”. Face au silence de son interlocuteur, certainement sonné par la réponse qui venait de lui être faite, le dirigeant poursuit : “Traitez les gens comme des animaux et je vous garantis qu’ils finiront par se comporter comme tels au sein de votre entreprise”.
« Mettre de la nourriture sur la table chaque soir pour nourrir ses petits, c’est ce que fait une louve. Les êtres humains ont tous besoin d’autre chose. »
En écoutant ce passage, on est frappé par le bon sens et l’évidence de l’argument. Comment peut-on imaginer un instant que quiconque puisse se contenter de venir exécuter une série de tâches (répétitives ou non, pénibles ou non) contre un chèque à la fin du mois sans avoir besoin d’autre chose ? Sans savoir à quoi tout cela sert in fine ? Et on ne s’étonne alors pas d’entendre Schulze nous expliquer que le turnover du Ritz-Carlton s’est progressivement établi à 5 ans — contre 1 an en moyenne pour le reste de l’industrie — sans qu’il n’ait eu à augmenter les salaires.
Pour autant, combien d’employeurs se préoccupent réellement du sens que leurs collaborateurs peuvent trouver au travail ? Combien se donnent les moyens de leur expliquer ce à quoi ils contribuent ? La big et belle idea que leurs efforts et leur implication rendent possible ? Comme souvent, la réponse est dans la question.
Il y a des raisons que votre raison d’être ignore
Certaines entreprises ont néanmoins compris qu’elles avaient tout à gagner à aider leurs collaborateurs à prendre un peu de hauteur par rapport à leur quotidien. Surtout sur un marché de l’emploi en tension qui voit de nombreux employeurs batailler pour retenir ou attirer les talents.
Ainsi de Meetic qui, dans le cadre d’une récente campagne de recrutement, proposait à des programmeurs ou à des responsables marketing de venir contribuer, à leur manière, aux belles histoires d’amour rendues possibles par la plateforme. Ce qui, à conditions de travail comparables, peut effectivement avoir son importance face à des postes proposés par des entreprises moins “inspirantes”.
Faites comprendre à un salarié qu’il ne construit pas juste un pan de mur, mais que sa construction fera partie, un jour, d’une magnifique cathédrale. Vous verrez alors la différence par rapport à celles et ceux qui n’ont que l’impression d’entasser des pierres.
Un phénomène que Simon Sinek explique très bien dans son livre Start With Why. Faites comprendre à un salarié qu’il ne construit pas juste un pan de mur, mais que sa construction fera partie intégrante, un jour, d’une grande et magnifique cathédrale. Vous verrez alors sa motivation, sa résilience et sa fidélité croître sans commune mesure par rapport à celles et ceux qui n’ont que l’impression d’entasser des pierres. Une approche utilisée de longue date par le secteur public qui capitalise sur la noblesse de certaines missions — éducation nationale, santé publique, etc. — pour obtenir de ses agents une motivation qui serait autrement impensable compte tenu de leurs conditions de travail.
Avoir une haute idée de ce à quoi l’on contribue en bout de chaîne peut donc décupler l’implication, la proactivité et la résilience d’un salarié. Mais c’est une épée à double tranchant. Car vous aurez beau poursuivre une mission inspirante et la valoriser régulièrement auprès de vos équipes, cela ne vous permettra pas de faire longtemps l’impasse sur des conditions de travail insatisfaisantes ou un management déficient. Espérer pallier la souffrance d’une partie de ses collaborateurs par une grande et noble mission poursuivie par l’ensemble de l’organisation est une stratégie très risquée qui finira inévitablement par montrer ses limites. Dès lors qu’un salarié réalise qu’il n’est qu’un numéro, une « ressource humaine » à qui l’on demande avant tout de faire avancer la machine et dont le sort n’intéresse in fine pas grand monde, l’impact d’une mission d’entreprise s’en trouve considérablement réduit.
Le sens, ce n’est pas que pour les grands jours.
Vous l’aurez compris, avoir une mission, même inspirante et sincère, ne dispense nullement un collectif de s’assurer du bien être de ses membres au quotidien. De faire la chasse aux sources de frustration récurrentes qui usent et finissent par ébranler même les plus motivés. D’œuvrer sans relâche à leur fournir un environnement de travail sain et stimulant au sein duquel ils pourront s’épanouir. Il ne vous restera alors qu’à leur prouver que ce à quoi ils contribuent en se levant chaque matin en vaut la peine pour décupler leur énergie et les aider à donner, chaque jour, le meilleur d’eux-mêmes.