Les lois de l’économie ont ceci de commun avec les lois qui gouvernent l’univers qu’elles s’imposent à tout et à tous. On peut se plaindre de leur froideur ou de leur manque d’humanité. On peut regretter leur penchant pour la destruction. On peut vouloir les transcender, les oublier, faire comme si elles n’existaient pas, faire comme si on pouvait faire sans. Le fait est qu’elles finissent toujours et implacablement par se rappeler à nous. Emmanuel Faber, comme tant d’autres, pourrait en témoigner.
Que penser dès lors des appels répétés entendus lors du 2e congrès de la Communauté des Entreprises à Mission à dépasser le paradigme de la maximisation de la valeur actionnariale pour entrer de plain-pied dans l’ère de l’entreprise qui ferait de l’humain et plus généralement du vivant sa préoccupation première ? Pas grand chose sinon que tout cela risque de ne pas résister très longtemps au réel. Et que celles et ceux qui pensent être capable de faire passer les gens avant l’argent ou de ne jamais faire le mal autour d’eux risquent de se réveiller avec une drôle de gueule de bois lorsque les chiffres leur rappelleront qu’il leur faut se séparer de 12 000 collaborateurs.
S’il est de plus en plus flagrant que le modèle actionnarial ne répond plus aux contraintes et aux attentes de l’époque, force est d’admettre que c’est encore ce modèle qui règne quasiment sans partage sur l’économie planétaire. Et qu’il est peu probable que l’inscription dans les statuts de quelques objectifs extra-financiers suffise à changer la donne.
Plutôt que d’appeler de ses vœux un paradigme post-capitaliste que l’on risque d’attendre encore un bout de temps, n’est-il pas plus pertinent de réfléchir à la façon dont on peut concilier mission à impact positif et logique actionnariale ? C’est-à-dire à la façon dont on peut “vendre” une raison d’être à ses actionnaires en leur faisant comprendre que s’engager corps et âme dans une cause bien à nous est le meilleur moyen d’assurer le succès et donc la performance financière de l’entreprise.
Quand le Directeur du Développement Durable de Bouygues replace l’actionnaire au centre du village
C’est en substance ce qu’a expliqué Fabrice Bonnifet, Président du Collège des Directeurs du Développement Durable et accessoirement Directeur du Développement Durable chez Bouygues dans une petite salle de la Maison de la Mutualité, en marge des grands oraux de la salle plénière. Pour cet ingénieur de formation dont le ton et le discours sur la catastrophe climatique en cours ne sont pas sans rappeler ceux de Jean-Marc Jancovici, toute action en faveur de l’environnement qui se ferait aux dépens de la performance financière de l’entreprise est vouée à l’échec. On ne fera changer les choses de manière significative qu’en embarquant les actionnaires et en leur faisant comprendre qu’il est dans leur intérêt à plus ou moins long terme de repenser leur business model afin, par exemple, de s’inscrire dans la logique de l’économie de la fonctionnalité.
En refusant d’oublier l’actionnaire et en le remettant a contrario au cœur du jeu, Fabrice Bonnifet rend finalement service à toutes celles et ceux qui souhaitent faire de leur raison d’être un véritable levier de transformation pour leur entreprise. Car pour porter ses fruits et pour durer, on ne rappellera jamais assez que toute raison d’être doit impérativement passer par une triple validation : validation interne (collaborateurs), validation marché (clients) et validation actionnariale (investisseurs).
« La plupart des dirigeants continuent à faire l’amalgame entre raison d’être et politique RSE, c’est-à-dire à considérer leur mission comme une forme d’impôt ou de droit à payer pour continuer à exercer. »
Ranjay Gulati
Quand on sait à quel point il peut être compliqué de convaincre ses employés et ses clients que la mission qui nous anime est à la fois porteuse de sens et sincère, on peut vite désespérer de réussir à fédérer ses actionnaires autour d’une mission vertueuse qui ne soit pas d’ordre essentiellement cosmétique. Et pourtant, rien ne se fera sans cet assentiment-là. Tel Steve Jobs pitchant sa vision au conseil d’administration d’Apple, tout responsable de mission est tenu d’établir le lien entre la cause qu’il souhaite défendre et la performance financière de son entreprise. Faute de quoi, il ne peut y avoir d’adhésion profonde et durable de l’entreprise à sa mission. Et, comme nous le rappelle fort à propos Ranjay Gulati dans son livre Deep Purpose, les dirigeants et actionnaires continueront à considérer leur raison d’être « comme une forme d’impôt ou de droit à payer pour continuer à exercer » plutôt que comme la colonne vertébrale de leur stratégie d’entreprise.
Frotter sa raison d’être à la logique actionnariale : un exercice plus salutaire qu’il n’y paraît.
Il ne faut donc pas craindre de sauter dans l’arène pour pitcher ses dirigeants ou ses investisseurs et tâcher de remporter leur adhésion. D’autant que ce travail de conviction a le mérite de nous obliger à établir un lien direct entre notre raison d’être et le business model de l’entreprise. Un lien qui sera toujours plus facile à démontrer avec des missions qui touchent à la vision que l’on a de son métier qu’avec des missions périphériques qui font la part belle à des généralités telles que l’inclusion, la transition écologique ou encore le développement des territoires.
La marque Hellmann’s a récemment fait l’actualité lorsque l’un des actionnaires de Procter & Gamble connu pour ses sorties à l’emporte-pièce a déclaré qu’une « entreprise qui pense qu’il est nécessaire de définir la raison d’être d’une mayonnaise a clairement perdu les pédales ».
Accepter de se soumettre au test de la validation actionnariale est non seulement un exercice salutaire pour la pertinence d’une raison d’être, mais c’est aussi un processus qui peut s’avérer moins désagréable qu’on ne le pense. Car au-delà de l’éviction d’Emmanuel Faber chez Danone ou des cris d’orfraie des actionnaires de Procter & Gamble qui ne comprennent pas pourquoi une marque de mayonnaise doit se trouver une raison d’être, on trouve des investisseurs qui sont sensibles aux corrélations régulièrement mises à jour entre raisons d’être et performance financière. Ainsi du PDG de BlackRock, Larry Fink, qui affirme que “la raison d’être d’une entreprise n’est pas la poursuite du profit mais de la vision qui sous-tend ce profit. Les bénéfices d’une entreprise ne sont aucunement incompatibles avec sa raison d’être. Les deux sont en réalité inextricablement liés.” Un sentiment qui est partagé par un nombre croissant de dirigeants d’entreprise qui commencent à mieux apprécier l’impact positif qu’une raison d’être inspirante et sincère peut avoir sur l’EBITDA. C’est une chance. À nous de la saisir.